Sculpture n°3 en raku émail noir, pièce unique datée 1992, signée Jean-Pierre Viot.
Douceur et facéties
La céramique de Jean-Pierre Viot ne se laisse pas facilement définir. Ses grandes pièces informelles sont étranges, intrigantes. Abstraites, elles sont aussi allusives, narratives (leur titre nous met sur la voie de ces petits bouts de récit), mais elles proposent surtout une lecture joyeuse et facétieuse de la céramique, libérée depuis longtemps de toute contrainte, émancipée du savoir-faire des arts de la table, de l’industrie ou même de la sculpture architecturale, domaines dont Jean-Pierre a une connaissance étendue pour les avoir longtemps pratiquées (et pour la dernière, encore aujourd’hui)
Ces sculptures qui ne se laissent enfermer dans aucune catégorie témoignent de la tentation permanente de dépasser la ligne, de déborder la forme, offrant une tension constante entre échappée et rétention, élan et relâchement (dans lequel Maurice Frechuret a reconnu une des formes du « mou » propre à la sculpture du XXe siècle). Un jeu subtil d’énergies se manifeste, lié à la connaissance intime que le céramiste a de la matière mais aussi du plaisir qu’il en tire et qui se mesure à la richesse du traitement des surfaces, scarifications, estampages, impressions, modelés sensibles qui la marquent, les accords de couleur sourds ou la fraîcheur éclatante d’un rouge ou d’un jaune sur un fond blanc leur offrant une sorte de rebondissement inattendu.
Cette fête primitive que Jean-Pierre Viot se joue dans l’atelier pour nous l’offrir à la fin est une constante dans son œuvre, depuis les faïences légèrement jazzy de la fin des années 50 qui marquèrent ses débuts aux sculptures et fontaines murales en grès des années 70 dont les surfaces accidentées rivalisaient avec le minéral, et jusqu’aux sculptures raku résolument sauvages des années 90. Son engagement permanent dans un projet de dépassement des frontières lui a permis de découvrir en travaillant successivement toutes les formes de la céramique, faïence, grès, raku et porcelaine, l’infini potentiel de métamorphose que l’argile est seule, de tous les arts de la matière, à posséder. Il en a ainsi accompagné l’évolution vers une autonomie désormais irréversible. Bien malin celui qui saurait aujourd’hui distinguer chez lui une technique d’une autre. Elle échappe.
Quelle plus belle illustration alors du paradoxe de l’œuvre d’art et de son sens que celle de Jean-Pierre Viot ? Qu’est ce qui, de la vie de l’artiste ou de son intention stylistique éclaire le mieux son œuvre ? Qu’est-ce qui, de la région qui l’a vu naître et grandir, en l’occurrence l’Indre et la douceur de ses paysages et de ses ciels (mais il faudrait y ajouter le Japon, seconde patrie d’adoption du céramiste) ou du projet intérieur volontaire, en a guidé le caractère ? Débat toujours ouvert, où Jean-Pierre Viot prend place de façon singulière. Car il y a dans toute son œuvre, qui court aujourd’hui sur cinquante années, quelque chose de tranquille, d’indéniablement doux, de serein et de lumineux, une absence de conflit (même lorsque certaines installations défient les lois de l’équilibre comme dans le long Chemin n° 9 de 1993), une légèreté de facture en dépit de l’amplitude des volumes et de la densité de la terre, que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher à la fois du paysage natif et de l’intemporalité de l’art japonais. Tandis qu’une forme d’abandon du corps réside dans les duos “Ne pas déranger” ou “Tendre a souhait” est lié au thème amoureux, mais existait avant, et découle de la façon dont le céramiste envisage la matière, joue avec la résistance de l’argile, sa flexibilité et ses différents états, au lieu de la dompter. Quelle qu’en soit l’origine, cette reconnaissance de la polymorphie de l’argile à la cuisson que Jean-Pierre Viot a mise au centre de tout son projet artistique, se révèle une contribution essentielle aux mouvements de la sculpture de notre époque.
Carole Andréani